La maltraitance de classe

La maltraitance de classe passe par l'assignation nominale, soit l'illusion d'une cohérence biographique de l'individu (et de son nom propre) à travers le temps et les différents contextes dans lesquels il se trouve (Bourdieu, 1986). Cette illusion n'a aucun fondement scientifique mais permet à l'État de contrôler ses sujets, à travers le CV et le casier judiciaire ; ces éléments déterminent, dès la petite enfance, l'« élection » des enfants dans les grandes écoles, dans la sacralité de la société française (c'est-à-dire dans la garantie d'une solidarité inconditionnelle) ou, à l'inverse, au conditionnement de cette solidarité à travers diverses institutions et donc à leur maltraitance par ces dernières1. Cette maltraitance est constamment euphémisée par les médias bourgeois, on ne parle ainsi pas de maltraitance scolaire mais de harcèlement scolaire (alors que cette maltraitance peut prendre la forme de harcèlement, d'agressions, etc.), on ne parle pas de maltraitance domestique ou conjugale mais de violences familiales ou conjugales, etc. L'étude de la maltraitance numérique, ainsi que mon expérience avec un prédateur (que j'ai hébergé), me permet de dire que ce sont deux formes d'un même phénomène, à ceci près que mon prédateur domestique n'a pas les capacités, les moyens économiques, etc. de maltraiter des milliers de personnes en même temps ; il n'a pas l'intelligence d'un Jack Dorsey, se base principalement sur son expérience personnelle, notamment avec sa mère, et en tâtonnant ; bref, il ne s'agit que de maltraitance organisée, structurée, instituée d'un côté, et interpersonnelle de l'autre.

Cette maltraitance est euphémisée pour une raison évidente, on considère que cet acte est monstrueux et pourtant il est le fait d'une infime minorité, les milliardaires, et un intérêt pour les enfants, par exemple pour les mineur·es isolé·es de la métropole de Lyon, en révélerait de nombreuses formes : maltraitance politique (des parents tentant de joindre les deux bouts et courant après les allocs), maltraitance médiatique (une ministre évoquant l'« islamogauchisme » de mon université), maltraitance conjugale (les enfants ne sont jamais très loin), maltraitance scolaire, maltraitance laborieuse (les enfants dans les mines, à la Foxconn, ou accro à Twitter), etc. Leur effacement des médias bourgeois, en tant que spectataires, joue sans doute un rôle dans ce désintérêt militant ; on peut également envisager le fait que le militantisme est un travail bénévole, basé sur des attentes de réciprocité, or les enfants ne sont pas censé·es travailler. Mais ce désintérêt est un échec sémantique et politique.

Références

Bourdieu P., 1986, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62, 1, p. 69‑72. Hybels R.C., 1995, « On legitimacy, legitimation, and organizations: a critical review and integrative theoretical model », Academy of management proceedings, 1995, 1, p. 241‑245.

1 À ma connaissance, ces institutions peuvent être leurs employeurs, leurs familles, nos services publics (école, allocations familiales, police, etc.), les médias, et les logiciels. Les institutions sont définies par Hybels comme les aspects stables de nos sociétés, qui ont besoin d'être perçus comme légitimes pour perdurer (Hybels, 1995).